Le philosophe Rémi Brague revient sur la révolution copernicienne introduite par le Christ dans la conception du pouvoir. Son Royaume n’est pas de ce monde et le pouvoir de César, pour être autonome, dépend de lui. Propos recueillis par Samuel Pruvot.
D’abord, en ne s’en occupant pas. Le pays d’Israël et de Juda était depuis des siècles sous domination étrangère. D’abord celle des Assyriens, puis celle des Perses, plus indirecte. Puis celle des souverains hellénistiques, Lagides d’Égypte abord, puis Séleucides de Syrie. Enfin celle des Romains avec leurs souverains fantoches. Il existait dans le peuple juif à l’époque de Jésus tout un spectre de tendances. Certains s’accommodaient du pouvoir romain, voire collaboraient avec lui. Certains souhaitaient au contraire une libération politique, secouer le joug romain, voire par la violence. D’autres mettaient l’accent sur l’observation scrupuleuse de la Loi de Moïse.
Jésus prend toutes ces tendances à contre-pied. Ses disciples les plus proches, les Douze, forment un panaché : il y a parmi eux un zélote, Simon. Il y a peut-être même un sicaire, quelqu’un qui n’hésitait pas à jouer du poignard (latin sica) contre l’occupant, si l’on interprète, avec certains exégètes, le mystérieux épithète de Judas, « iscariote », comme la déformation du latin sicarius. Jésus a de bonnes relations avec les publicains qui collectent l’impôt pour Rome, mais aussi avec les Pharisiens. Ce n’est que plus tard, devant le refus des Pharisiens d’accepter que Jésus ait été le Messie, que les auteurs des Évangiles en ont fait les adversaires principaux de Jésus, alors que ceux-ci étaient plutôt les gens du Temple.
Le règne que Jésus annonce est celui de Dieu, non celui d’un roi humain. Ce règne viendra en la personne même du Christ, qui était, comme le dit Origène, autobasileia, « le royaume en personne » (Commentaire de l’Évangile de Matthieu, XIV, 7).
Il y a bien sûr la fameuse phrase que tout le monde redit sur ce qui revient à Dieu et ce qui revient à César (Matthieu, 22, 21 et parallèles). Elle est souvent mal comprise, comme s’il y avait un partage, une répartition entre Dieu et César. Or, Dieu a tout, et César ne serait rien si son pouvoir ne venait lui aussi de Dieu. Donner à César, ce n’est pas retirer à Dieu. C’est respecter à son niveau propre, et dans les limites de ses fonctions spécifiques, assurer la paix civile, un pouvoir qui est soumis à Dieu, comme tous les autres (familial, économique, etc.), ni plus ni moins. César n’a pas le droit de faire n’importe quoi. L’exigence morale s’impose aussi à lui.
L’enseignement de Jésus est finalement un aspect secondaire de son action. Il est intéressant, par exemple, que le Credo, en ses différentes formes, saute directement de l’Incarnation à la Passion sans mentionner ne serait que le Sermon sur la montagne. Attention ! J’ai dit : « secondaire », mais cela ne veut pas dire « sans importance ». J’ai pris l’adjectif « secondaire » au pied de la lettre. Je veux dire que c’est en un second temps que la signification ultime des paroles de Jésus s’éclaire, à partir de l’événement de Pâques : Passion, mort et résurrection. Avant d’être un programme pour les Chrétiens, le Sermon sur la montagne est une description anticipée de l’attitude du Christ lui-même.
Le prendre comme un modèle d’action mène aux illusions auxquelles Tolstoï avait fini par succomber : que le seul exemple de la non-violence allait éveiller chez le méchant le germe de bonté dont il est porteur. Dans sa dernière œuvre, Vladimir Soloviev (m. 1900) fait remarquer avec une ironie cruelle contre les disciples de Tolstoï que, à les en croire, si Jésus a échoué à convertir Hérode ou Judas, c’est sans doute que le Christ « n’était pas suffisamment pénétré de l’authentique esprit du Christ ! » (Trois Entretiens, I, tr. B. Marchadier, Genève, Ad Solem, 2005, p. 52-53).
L’Occident n’a pas d’avantage par rapport au reste du monde, si ce n’est que cela fait près de deux millénaires qu’il entend le message de l’Église. Sans toujours l’écouter, d’ailleurs, encore moins l’appliquer. En tout cas, de fait, on est bien obligé de l’entendre, ou au moins d’en entendre parler… Mais, en droit, ledit message est partout où on accepte de l’entendre.
Le contre-pouvoir de Jésus n’est pas un pouvoir contraire, mais plutôt le contraire d’un pouvoir. Plus précisément, son pouvoir est réel, la couronne d’épines est une vraie couronne royale. Seulement, ce pouvoir ne se situe pas au même niveau que le pouvoir politique. En conséquence, il ne peut pas agir comme l’opposition de Sa Majesté à la Chambre des Communes, encore moins comme une violence révolutionnaire qui prétend combattre ce qu’elle appelle la violence institutionnalisée de l’État. Ce type de pouvoir est, en dernière analyse, essentiellement impuissant. Tout ce qu’il réussit à faire, c’est vaincre son adversaire, c’est-à-dire lui imposer par la force de faire selon sa volonté, à rebours de ce que l’adversaire voudrait, lui. On aura reconnu la définition de la guerre que donne Clausewitz au tout début de son Vom Kriege (1832). Mais l’adversaire, même à terre, reste intérieurement insoumis. Il ne rêve que de revanche, c’est-à-dire de retourner le rapport de force à son avantage quand la situation lui redeviendra favorable. Si les choses vont à l’extrême, le vainqueur détruit purement et simplement le vaincu, en tuant le corps des individus, ou en abolissant l’État ennemi. Dans tous les cas, le vainqueur aura seulement réussi à obtenir que le vaincu fasse comme s’il acceptait la volonté du vainqueur — victoire de façade.
Le véritable pouvoir consiste à retourner de l’intérieur la volonté de l’adversaire. Vaincre est moins que convaincre, selon le célèbre jeu de mots que Miguel de Unamuno lança au général franquiste Millán Astray. Pour ce faire, il ne suffit pas de la douceur. Il y a fallu la Croix et la Résurrection.
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