Né sous la plume de Dostoïevski, l’homme du souterrain est une figure philosophique autant qu’un personnage fictif, tout comme l’est le dernier homme de Nietzsche. Le rapprochement entre les deux n’est évidemment pas dû au hasard, puisque ces deux figures ont en commun le nihilisme. Mieux encore, ce sont deux incarnations symboliques du nihilisme entendu comme le rejet des valeurs morales ou de toute hiérarchie entre elles.
Dans Le Sous-sol (aussi intitulé Notes d’un souterrain), le personnage de Dostoïevski se définit lui-même comme un homme malade, méchant et déplaisant. Il se croit supérieur aux hommes de la surface qu’il appelle simplement « normaux » et auxquels il se flatte de ne pas ressembler. Il a l’ironie mauvaise du dernier homme du Zarathoustra qui cligne de l’œil devant le malheur des forts. Mais, à la vérité, il n’éprouve que du ressentiment envers les hommes qui vivent mieux que lui. Il souffre d’un manque de vitalité qu’il interprète à son avantage comme « une inertie de la contemplation qui est préférable à quoi que ce soit ».
L’homme du souterrain peut être également rapproché de l’être du terrier imaginé par Kafka. Mais ces deux figures de l’orgueil et de la honte – comme eût dit René Girard – s’opposent profondément sur le terrain psychologique : l’un se complaît dans une souffrance physico-morale tandis que l’autre est habité par une angoisse existentielle. Le premier est vindicatif quand le second est seulement tourmenté. Ils peuvent avoir la paranoïa en commun, mais l’homme du souterrain est un inactif qui se rêve en pessimiste actif.
Cet homme des profondeurs urbaines est littéralement ou littérairement perverti. La maladie et l’échec, mais aussi une mauvaise littérature, l’ont détourné de la vie réelle ; et pourtant, seuls les livres peuvent l’aider à affronter la vie de tous les jours. Il a besoin des livres comme un malade de son mal et de son traitement. Dostoïevski condamne d’une certaine manière la littérature, mais passe par elle pour prôner un retour à la vie réelle. Cette contradiction, qui est au cœur même de sa pensée, traverse toute son œuvre, aussi bien intime que romanesque.
Sans doute peut-on voir dans l’homme du souterrain un double de Dostoïevski. Le Sous-sol montre un être faible et ridicule ainsi que son auteur pouvait se voir lui-même. L’usage du je n’est pas qu’un procédé littéraire, c’est aussi une manière de confession. Ce que décrit Dostoïevski est une expérience authentique du nihilisme, telle qu’il l’a vécue à de certains moments de son existence, entre la tentation de la subversion armée et la déportation dans un bagne de Sibérie. D’une certaine façon, l’homme du souterrain est le Dostoïevski d’avant l’illumination de la foi orthodoxe. C’est un homme gros de tous les crimes, mais aussi d’une rédemption possible.
Il y a une ambivalence morale chez lui : il voit le mal partout et il participe de ce mal par sa propre rancœur. Mais à la différence des gens du dehors, il n’est pas dans un mal actif : il raconte que la rencontre d’une prostituée au grand cœur, dans sa jeunesse, l’a empêché de passer à l’acte. Pas plus que le thymos de Platon, le souterrain de Dostoïevski n’est le siège du mal. C’est seulement le siège des potentialités du mal qui, au moment de la cristallisation, peuvent se retourner en bien. Dans la géographie morale, il ne se situe pas au-delà mais plutôt en deçà du bien et du mal. Il est en quelque sorte l’opposé parfait du grand homme ou du surhomme rêvé par Nietzsche.
Il ne faut pas oublier que Dostoïevski a précédé Nietzsche dans la mise au jour du nihilisme moderne et la volonté de s’y attaquer. Il n’a pas fait qu’anticiper l’homme du ressentiment avec son homme du souterrain ; il a peint toute une galerie de portraits de nihilistes à travers son œuvre romanesque : on trouve l’individualiste forcené que des rêves de gloire conduisent sur le chemin du crime le plus sordide (Raskolnikov), l’ange noir de la révolution qui dissimule ses crimes intimes derrière des complots tout à fait dérisoires (Stavroguine) ou encore l’athée illuminé que le projet de sauver l’humanité hors de Dieu mène aux portes de la folie (Ivan Karamazov).
Par-delà leurs divergences philosophiques, Dostoïevski et Nietzsche se retrouvent dans la volonté de tirer l’humanité vers le haut, en l’élevant de la basse psychologie à la haute psychologie, des ténèbres du souterrain à la lumière des cimes. Même pour Nietzsche, l’exhaussement de l’humanité ne peut passer par un athéisme psychologique. S’il croit dans une surélévation de l’homme sans Dieu et Dostoïevski dans un retour à Dieu par la tradition des Vieux-croyants, ils opposent tous deux à un nihilisme ravageur l’espérance d’une nouvelle verticalité.
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