Historien et démographe jadis ancré à gauche dans une posture anticléricale, Emmanuel Todd s’interroge aujourd’hui sur l’importance vitale du catholicisme en France. Pour lui- même et pour l’avenir de son pays.
Samuel Pruvot : Quel regard un sociologue athée peut-il porter sur la foi ?
Emmanuel Todd : J’aimerais bien croire, mais je n’y arrive pas… C’est au-dessus de mes forces. Je ne suis pas croyant du tout. Cela dit, je vais souvent me recueillir dans des églises, et pas seulement quand je ne me sens pas bien… Pourquoi ? J’imagine que j’y trouve des traces de mon enfance. Gamin, j’allais à la messe, sans régularité, mais c’est un univers familier. Au-delà du bien-être enfantin qu’une église me procure, je me sens à l’aise dans un lieu construit par des hommes qui espéraient. Une nef d’église incite à penser vers l’avant et vers le haut, bref, à un avenir meilleur. Une église, même si j’y suis seul, me donne le sentiment d’appartenir à l’humanité. De souffrir avec les autres. De n’être qu’un type qui doit affronter, comme les autres, le mystère de notre finitude, ou plus concrètement, à un moment donné, une incertitude morale, le départ d’un proche, ou son angoisse personnelle devant l’idée de la mort. C’est déjà quelque chose, non ? C’est même beaucoup ! On devrait encourager les incroyants à aller méditer dans les églises ! Dans votre optique missionnaire, vous devriez inviter les gens à faire cette démarche, et ce, quelle que soit leur origine religieuse… Ils feront peut-être l’expérience de la puissance des lieux.
SP : Votre religiosité en puissance n’est-elle pas en lien avec vos racines juives ?
ET : Enfant, j’ai fait ma communion solennelle. Mais l’imaginaire de la famille restait porté par des grands rabbins, des musiciens juifs, la fuite pen- dant la Seconde Guerre mondiale… Je croyais que les marranes (ndlr Juif d’Espagne ou du Portugal converti au christianisme par contrainte et resté fidèle à sa religion) étaient des hommes et des femmes convertis de force au christianisme mais qui avaient persisté secrètement dans la foi de leurs ancêtres – d’un point de vue chrétien, des tricheurs. En lisant des procès de marranes, j’ai compris qu’en réalité ces hommes ne savaient plus ce qu’ils étaient, qu’ils étaient égarés entre deux mondes. J’ai sans doute une identité marrane dans le sens historiquement exact du mot. Bref, je ne sais pas ce que je suis. Mais ne pas savoir ce qu’on est, ça ne veut pas dire qu’on n’est rien ! Ma famille d’origine était incroyante mais véhiculait un niveau élevé d’inquiétude religieuse. Les athées satisfaits, qui semblent avoir reçu un télégramme personnel les informant de la non-existence de Dieu, m’énervent plus, au fond, que les croyants.
SP : Ces racines juives vous rapprochent- elles du christianisme ?
ET : Sans doute. J’ai beaucoup de mal à prendre au sérieux les philosophies pseudo-religieuses du genre New Age. J’ai toujours du mal à considérer les gens qui veulent humaniser les animaux ou déifient la nature et se lancent dans des cultes solaires ou végétariens ! En tant qu’incroyant, je suis assez conservateur sur le plan religieux.