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Culture

Bertrand Duguet

24 avril 2023

Il était l’un des invités d’honneur de cette édition 2023 du salon du Livre consacré à l’Italie. Paolo Rumiz est un écrivain-voyageur intrépide : il a notamment descendu le Pô sur 7000 kilomètres et a traversé les Alpes à pied sur les traces d’Hannibal. Avec Le Fil sans fin, ce journaliste vedette de La Reppubblica, s’est lancé un nouveau défi : troquant le voyage spatial pour l’itinéraire spirituel, il s’est aventuré dans une tournée des monastères bénédictins européens. Un voyage inattendu, narré de façon magistrale, où l’écrivain humaniste pose d’excellentes questions. Mais, à l’issu de la lecture, il en demeure une inexplorée…

 

Les bénédictins comme modèles pour les cadres de l’Union Européenne 

« Qui sait. Si l’Union européenne imitait un peu le saint qu’elle a choisi de prendre pour patron, peut-être les choses iraient mieux… » Le constat de Paolo Rumiz est aussi provocateur qu’inattendu. Lui, l’agnostique revendiqué, le journaliste vedette du second plus grand journal d’Italie, cite saint Benoit comme solution à la crise politique ! C’est pourtant de cette intuition qu’est né Le Fil sans fin, ouvrage que l’écrivain-voyageur présentait ce weekend au salon du Livre 2023. Tout commence pour lui par une prise de conscience politique, sur les ruines qu’a laissé le tremblement de terre de Norcia, au cœur du pays historique de saint Benoît. Dans ce champ de ruine, la figure du saint lui apparaît comme un phare dans la nuit. Il décide de se tourner vers lui pour répondre à la grande problématique politique qui le tourmente, lui l’homme de gauche aux convictions humanistes : celle de la crise des migrants.

Le voici donc lancé à travers l’Europe, dans un périple à travers quatorze abbayes bénédictines. « Je suis venu pour chercher l’Europe et ses racines ». Pour le journaliste italien, il n’y a pas de débat : l’Europe a été façonnée par les monastères, ses racines sont bénédictines. Par leur travail et leur patience, les moines ont façonné le continent, et développé la civilisation dans des époques de barbarie, réussissant à « convaincre mêmes ces monstre de cruauté qu’étaient les Hongrois, persuadés d’adopter un mode de vie sédentaire grâce à l’énergie spirituelle de ces habitants vêtus de noir ». « C’est cela, l’Europe, explique encore le voyageur de Trieste. Un monde cultivé et mesurable, s’opposant à des steppes et des déserts sans fin. »

C’est d’abord des réponses politiques que l’écrivain cherche donc, en allant découvrir La Règle de saint Benoit. Il ne sera pas déçu. Très vite, Paolo Rumiz découvre que l’abbaye est « un régime parlementaire parfait, placé sous le signe de l’anti-centralisme ». Poursuivant ses recherches, il tombe sur le projet d’un parlement supranational européen lancé par les bénédictins… dès 1115 ! La sagesse politique bénédictine le séduit. Il s’exclame : « je sais que les dirigeants irresponsables mériteraient un séjour obligatoire – voire une réclusion – dans des lieux tels que ce monastère ». A étudier en commission à Bruxelles…


Quand le Père abbé joue Deep Purple 

« Je me demande si l’on peut croire qu’au temps d’Internet, les abbayes sont encore capables d’édifier un monde, comme il y a quinze siècle ». Politiquement, l’interrogation est plus que légitime… Mais s’il était parti chercher les « racines » de l’Europe, Paolo Rumiz découvre rapidement que l’arbre bénédictin continue de porter des fruits. Eux toutefois, ne sont pas d’abord politiques, et l’image d’Épinal du bénédictin face aux hordes hongroises laisse progressivement place à un tableau plus actuel et moins fantasmé du monde monastique.

Rapidement, le journaliste découvre que « le monde bénédictin n’a pas besoin d’être une antiquité pour devenir quelque chose de sérieux ». Les moines ne sont pas des hommes sortis du passé pour lui transmettre des leçons médiévales : ils sont d’étonnants contemporains. Le monde monastique semble ainsi surprendre Rumiz par son dynamisme et son enthousiasme inexplicable. « Les monastères sont avant tout des entités qui fonctionnent » constate t-il. Et l’écrivain de découvrir, stupéfait, « le vieux Nokter », neuvième abbé-primat de la confédération bénédictine, spécialiste du stoïcisme, guitare électrique en bandoulière sur la bure jouant Smoke on the Water en compagnie de Deep Purple. Les témoignages des moines qu’il croise l’épatent par leur confiance joyeuse et profonde en l’existence.

En approfondissant sa lecture de La Règle, l’écrivain pense s’approcher du cœur de ce mystère. Il ne tarit pas d’éloge sur ses «  enseignements admirables : l’autorité à travers l’écoute ; l’élection démocratique de l’abbé ; le prestige qui ne dépend en aucun cas de l’âge ; l’ouverture aux plus jeunes ; la gestion collective des litiges internes par le biais d’une assemblée ». Contre toutes attentes, il y découvre « une modernité bouleversante ». Une expérience directe, qui rejoint celle que formule après une vie de recherche universitaire, le médiéviste Jacques Dalarun, chercheur au CNRS et membre de l’Institut, pour lequel les monastères sont par essence des « laboratoires de modernité ». Encore une fois, Paolo Rumiz, vise juste.


De l’antimatérialisme… à Benoit XVI !

L’une des forces de Paolo Rumiz, c’est qu’il est un narrateur sensible, et touchant. Très entier, l’écrivain humaniste est sincèrement à l’écoute de son temps. Les inquiétudes pour l’avenir chez cet homme deux fois grand-père sont authentiques. Résolument marqué par sa formation politique et son agnosticisme intellectuel, il ne cède jamais à l’idéologie et tient à distance les préjugés. Pour lui, le constat est trop grave : « le matérialisme nous habite de manière si complète qu’il suffirait d’un Lombard ou d’un Hongrois armé d’une épée pour nous faire fuir à toutes jambes. Nous n’avons pas un dixième de l’énergie des premiers chrétiens ».

L’abbaye est donc selon Rumiz un contre-modèle qui survit dans un monde où l’impasse du matérialisme est partout plus frappante. Les psaumes qu’il entend chez les moines, lui paraissent ainsi de « magnifique paroles de rébellions contre la tournure matérialiste que prend le monde. » Leurs vœux de stabilité, lui semble « une voie autre que le vacarme d’une planète mondialisée qui marginalise, déracine et met en mouvement des fleuves de gens arrachés à leur terre ».

Toujours sincère, Rumiz n’hésite pas à changer d’opinion si elle se révèle infondée. Contre toute attente, son voyage bénédictin l’aura aussi amené à reconsidérer positivement… Ratzinger. Cela n’allait pas de soi : cet homme de la gauche italienne peut éventuellement se sentir proche du Pape François, mais pas de Benoît XVI, qu’il définit au début du récit comme « pas à proprement parler le plus ouvert des papes ». Le voyage dans l’héritage de Benoit de Nursie, dont le pape bavarois a hérité du nom, va le faire reconsidérer ce dernier. Progressivement il lui apparaît que « cet homme seul que je n’avais pas cherché à comprendre » n’est pas en contradiction avec François. Et l’écrivain finit même par citer le discours de Ratzinger à Subiaco : « la tentative, poussée à l’extrême, de façonner les choses humaines en éliminant complètement Dieu, nous emmène au bord du gouffre ». Conclusion : « il est difficile d’être d’un autre avis ».


« Pour vous, qui dites-vous que je suis » ?

Si l’écrivain italien, avec une honnêteté qui l’honore, a su observer finement les abbayes bénédictines, il est une question, qu’étrangement, il n’aborde jamais. N’ose t-il pas ? Celle de la Foi. L’enjeu est pourtant là, et il semble le sentir par moment, comme lorsqu’il dit au père Nokter, « dis moi donc, mon bon abbé, comment ferons-nous pour comprendre tout cela, nous qui avons perdu la boussole et tous nos points d’ancrage spirituels ? ». Mais son discours reste très général, et superficiel en comparaison de ses inquiétudes politiques.

Le père abbé lui glisse pourtant un début de réponse. Alors que l’écrivain demande, de façon très abstraite, quel est son « rapport à l’éternel », celui-ci répond : « plutôt qu’à l’éternel, je pense au moment de la rencontre définitive avec Dieu ». Le Dieu des bénédictins n’est pas conceptuel : il est personnel, et ce qui importe, à la suite d’Abraham, Moïse, des apôtres, Benoit de Nursie, Blaise Pascal ou tant d’autres, c’est de le rencontrer. La foi chrétienne consiste à répondre à cette question du Christ : « Pour vous, qui dites-vous que je suis » ? Mais l’écrivain ne choisit pas d’explorer cette intuition dans le cadre du récit.

Si Paolo Rumiz a bien senti que les abbayes sont « une arche prête à affronter le déluge », il ne choisit pas d’explorer plus en avant sa métaphore : l’arche qui a affronté le déluge, celle de Noé, le pouvait car elle était sûre d’être dans la main de Dieu. C’est encore ce qui donne aux bénédictins leur force et leur joie, non un patrimoine européen fait d’expérience pluriséculaire et de sagesse politique. L’écrivain remarque par ailleurs ce détail révélateur : aujourd’hui « le plus grand monastère bénédictin du monde ne se trouve pas en Europe mais en Corée du Sud. » Là où la Foi est vive. Il ne reste donc qu’à souhaiter à Paolo Rumiz, de poursuivre son voyage : la quête spirituelle ne vient que de débuter et elle n’est pas moins riche d’aventures que la descente du Pô ou la traversée des Alpes ! On connaît la formule de Péguy, selon laquelle « tout commence en mystique et finit en politique ». Et si, pour une fois, la quête politique d’un écrivain humaniste menait à la mystique ?

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