L’ouverture du centre Teilhard de Chardin sur le plateau de Saclay s’est inaugurée par une conférence percutante sur le thème « Peut-on faire progresser l’idée de Progrès ? ». En mission au milieu du monde scientifique, l’Eglise souhaite ainsi faire réfléchir la science à ses propres dogmes.

Quand le culte du « progrès » cède la place à celui de « l’innovation »

Qu’y a-t-il de plus rétrograde que le concept de Progrès ? C’est ce qu’on pourrait se demander en regardant ce spectacle inattendu : des évêques, des jésuites réunis autour de ce mot que plus personne n’utilise. La conférence d’inauguration du centre Theilhard de Chardin, fruit du travail de plusieurs diocèses et de la Compagnie de Jésus (à laquelle appartenait le père Teilhard de Chardin, le Darwin français) s’est déroulée ce 2 juin autour du thème « Quelles Lumières pour aujourd’hui ? Peut-on faire progresser l’idée de Progrès ? ». Etienne Klein, directeur de l’Ecole Centrale Supélec, intervenant ce jour-là, fit remarquer que parler autant de ce concept de Progrès, c’était, en 2023, faire preuve d’originalité. Les études de sciences du discours le montrent : c’est sans appel, le mot « progrès » disparaît du langage politique, et on lui préfère le terme d’« innovation ». Est-ce un synonyme ? Si non, gagnons-nous au change ? Sans doute pas, car si l’on y réfléchit, l’innovation a cette vieille connotation d’« avenant » : il faut changer pour que rien ne change, on innove pour conserver ce qui peut l’être, pour que la planète reste habitable malgré la crise climatique, pour que l’économie continue de croître malgré la nécessité de réduire la pression anthropique sur la nature, que le pouvoir d’achat reste décent malgré l’inflation. Vous l’aurez compris : on attend de l’innovation qu’elle corrige les effets d’un temps perçu comme corrupteur, loin du progrès qui suivait le sens de l’Histoire vers un avenir meilleur. Qu’en est-il donc du projet d’avenir ? Du bel optimisme des penseurs des Lumières ?

Les Jésuites à la rescousse de Voltaire ?

Si Voltaire ou d’Alembert se réveillaient aujourd’hui, difficile de deviner ce qui les surprendrait le plus : que malgré les progrès fulgurants de la science, notre civilisation désabusée n’ose plus croire au Progrès ? Ou de ne plus guère retrouver ce mot que sur les lèvres de grisonnants représentants d’une Eglise catholique qu’ils ont haïe en leur temps ? Certes, de tous les catholiques, les Jésuites n’ont pas la réputation d’être les plus conservateurs. Et le choix de placer sous le patronage du père Theilhard de Chardin ce lieu de rencontre entre étudiants, savants et religieux au milieu de la « Silicon Valley française », n’est pas anodin. Le père français de la théorie de l’évolution incarne cette Foi optimiste, qui n’a pas peur de se frotter à la science et de participer aux recherches les plus en pointe de son temps. C’est une façon de rappeler que l’Eglise et le monde scientifique ont entretenu des relations ambigües, mais que les heurts retentissants ne doivent pas faire oublier l’incroyable enrichissement mutuel. Ce n’est pas un hasard si les évêques français et les Jésuites, dont la vocation est la mission et l’éducation, se positionnent résolument au milieu de ces écoles et centres de recherche qui arrivent « sur un plateau ». Le but affiché : aider le monde scientifique à orienter ses découvertes vers le véritable Progrès, et par là (on peut toujours espérer !) vers Dieu.

L’Amour source de tout progrès véritable ?

Fidèle à elle-même, l’Eglise reste à contre-temps ; elle refusait hier de souscrire au progressisme naïf des penseurs des Lumières ; aujourd’hui elle brandit leur étendard du Progrès que notre siècle découragé s’est fatigué de porter. La croyance ingénue des philosophes du XVIIIème en la science, dont le progrès devait amener à coup sûr celui de la justice et du bonheur, est bien malade. Peut-être que la confiance en Dieu est le remède qui la sauvera. Mais il serait plus juste de dire que ceux qui ont bâti ce centre envoient un encouragement pour les étudiants et chercheurs du plateau de Saclay – et qui voudra bien l’entendre – à ne pas baisser les bras ; plutôt que de renoncer au progrès, à faire progresser le concept même de progrès. Qu’il ne soit plus la description pseudo prophétique d’un monde où tout ira mieux car les sciences nous en donneront le moyen, mais qu’il soit un projet crédible de monde plus juste. Sans projet, les innovations ne seront que l’aliment d’une croissance économique déréglée.

Pour orienter ce projet, l’Eglise dispose d’un autre mot, qui a lui aussi été tellement employé à tort et à travers qu’il risque la désuétude et les sourires narquois, c’est l’Amour. Mais la brochette d’ecclésiastiques et de scientifiques qui a inauguré le centre Theilhard de Chardin ne semble pas craindre d’employer ce mot et d’y voir la condition même de tout vrai progrès. Nous espérons avec eux que ce lieu de rencontre, d’échange et de prière, témoignera de cette nécessité de mettre la science au service du progrès, et du seul qui en vaille la peine, celui de l’Amour.