Chimène a mis du temps avant d’apprécier le plain-chant grégorien, longtemps déconcertée par l’unisson qui le caractérise. Jusqu’à ce qu’elle découvre que chaque syllabe comptait plusieurs souffles, et d’une certaine façon différentes voix.
« Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr ». Simone Weil avait le don des formules courtes et incisives qui caractérisent son style au plus près de sa pensée fulgurante et absolue. Celle-ci me rejoint particulièrement en ce qu’elle fait écho à une expérience, à une écoute du chant grégorien qui résonne jusqu’au cœur de celui qui parvient à lui frayer un chemin. Le chant grégorien me paraît profondément en lien avec un parcours de foi : pas forcément accessible à la première écoute, l’approfondissement et la persévérance dans l’attention (pour reprendre un terme cher à Simone Weil) à ce type particulier de chant nous ouvre à un enrichissement considérable de la liturgie, de la prière, de la louange qui s’échappe de la bouche des hommes. Essayons de retracer ce parcours qui ne rechigne pas à la confrontation et au dépassement des obstacles, partenaires irrémédiables de toute vie de foi.
Pendant longtemps, le chant grégorien m’a paru complètement inaccessible. Il m’était très pénible de l’écouter car il me semblait devoir fournir un effort considérable, une attention démesurée pour en percevoir une infime beauté. La pratique de l’unisson et la lenteur de la plupart des mélodies grégoriennes vont effectivement à l’encontre de tout ce que la modernité érige en modèle de beauté musicale ; et il est vrai que l’oreille contemporaine n’y est pas immédiatement sensible. La polyphonie avait pour moi un attrait qu’aucune musique à l’unisson ne pouvait surpasser : elle m’apparaissait beaucoup plus belle et plus digne d’intérêt, notamment dans la liturgie, en ce qu’elle permettait une prière plus immédiate, un contact avec la beauté plus facile et directement agréable à entendre.
Puis un jour, ce fut comme une conversion de mon oreille à ce « nouveau » type de musique. L’aridité de l’unisson, un instant, ne suffit plus à m’arrêter, à fermer mon cœur. C’était l’unisson lui-même qui provoquait une motion intérieure. Il fallait que je mette de côté un refus quelque peu assimilé, un rejet a priori qui m’interdisait d’entrer au cœur de cette musique, de me laisser habiter par elle. Je découvrais une nouvelle forme de polyphonie : plus profonde, moins évidente et immédiate, celle de la résonnance de la succession des différentes notes. Car il y a bien une réelle polyphonie dans le chant grégorien, même si celle-ci ne se réalise pas par la superposition instantanée de différentes voix. Plutôt, le chant grégorien laisse un espace disponible pour que d’autres voix s’élèvent : celles, mêlées, d’une communauté monastique, celle des respirations, des silences, et enfin, peut-être cachée au plus profond de ces souffles, celle de Dieu lui-même.
Je trouvais donc Dieu là, dans cette simplicité et ce dépouillement du chant qui ne se chante qu’à une seule voix mais qui intègre plusieurs souffles. Exaltée par cette découverte, cette mutation de ma perception de ce qu’était la « beauté musicale », je ne fis qu’aimer de plus en plus ce type de chant qui me faisait véritablement entrer en prière. L’attention aux mots m’a particulièrement frappée : une même syllabe pouvait contenir une telle multiplicité de notes que ce mot devenait comme une louange directe. Le chant grégorien ne cherche pas la prolixité ; il s’appuie sur la profondeur des mots. C’est ainsi que j’ai compris que l’on pouvait prier en disant un « simple » Amen ou Alléluia. Ces mots pourraient nous paraître ordinaires et ne pas requérir notre implication particulière lorsqu’on les prononce parfois mécaniquement lors des offices. Chantés et approfondis par le chant grégorien, ces mots-prières chantent d’eux-mêmes, se déploient dans une myriade de notes enchaînées longuement (parfois l’on peine à en apercevoir la fin !) qui prolongent notre louange.
Avec le grégorien, la liturgie prend de l’épaisseur et se dilate véritablement, pour reprendre une idée particulièrement développée par le philosophe Jean-Louis Chrétien : car effectivement, le temps de l’office, l’espace de la prière, la joie de nos cœurs s’élargissent.
Après tout ce parcours, l’accès à la beauté du chant grégorien ne m’apparaît plus du tout aussi fastidieux qu’auparavant. Si je peux mettre encore un certain temps avant de m’y plonger véritablement, d’ouvrir mon attention par les oreilles de mon cœur, je sais et sens maintenant toujours, en écoutant une mélodie grégorienne, que j’y trouverai au fond la face de Dieu. C’est bien ce que dit Simone Weil dans La Pesanteur et le Grâce, pour laisser sa parole conclure ce bref témoignage :
« Et tout ce qui suscite chez nous le sentiment pur et authentique du beau, il y a réellement présence de Dieu. Il y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque. Le beau est la preuve expérimentale que l’incarnation est possible. Dès lors tout art de premier ordre est par essence religieux. »
Pour (re)découvrir le grégorien, le conseil de Chimène
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